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Avortement

sans frontières

Permettre aux femmes qui le souhaitent d’avorter quel que soit le pays où elles vivent. C’est la mission que se sont données les associations Women on Web et Women on Waves. Quitte, s’il le faut à défier les lois. 

Une victime de viol qui souhaite avor­ter en Argentine. Une Italienne qui n’ose pas se rendre dans une clinique pour mettre un terme pré­maturé à sa grossesse. Des appels à l’aide via mail comme ceux-là, Leti­cia en traite près de 500 par mois. Depuis juin, elle travaille pour Wo­men on Web. Toutes les semaines, l’avocate brésilienne de 25 ans s’installe derrière son écran et ré­pond aux questions des femmes qui souhaitent interrompre leur gros­sesse et ne savent pas comment s’y prendre et vers qui se tourner. Par­fois cela prend une minute, parfois une demi-heure. En quatre heures trente, elle parvient à répondre à environ cinquante personnes épar­pillées dans le monde entier.


À l’origine de cette association, Rebecca Gomperts, une Hollan­daise de 49 ans, médecin généra­liste, artiste et militante. Avant que le mouvement ne s’exporte sur la toile en 2006, elle avait déjà créée une première association, Women on Waves.



































Eaux internationales



L’idée lui est venue lors d’un périple sur un navire de l’ONG Greenpeace en 1997. Elle est alors médecin à bord. Lors d’une escale au Mexique, la Néerlandaise ren­contre une jeune fille qui élève seule sa soeur car leur mère est morte des suites d’un avortement illégal. Au Costa Rica et au Panama, des femmes lui confient également les difficultés qu’elles rencontrent car elles n’ont pas accès à l’IVG.


A son retour aux Pays-Bas, Rebecca Gomperts lance Women on Waves. Son principe : emmener des femmes dans les eaux internationales sur un voilier hollandais médicalisé pour les aider à avorter. Une façon de réduire le nombre de femmes qui meurent suite à une IVG ratée. En 2008, d’après l’OMS, elles ont été 47 000 à perdre la vie à cause de cela à travers le monde.


Le premier bateau de Women on Waves accoste en juin 2001 en Irlande où l’IVG est illégale, sauf si la mère est en danger de mort. L’opération voilier relève du sym­bolique plus que de l’avortement à la chaîne. « C’est une façon pour nous de relancer le débat et de mon­trer aux gouvernements que si des femmes veulent vraiment avorter, elles trouvent toujours des solutions pour le faire. Mais on ne peut pas aller partout en bateau et cela coûte cher », remarque Hazal, une des bé­névoles.






Des mails par milliers



Cela n’empêche pas les opéra­tions voilier de continuer. Depuis l’Irlande, le navire est, de nouveau, parti en campagne pour promouvoir l’avortement médicamenteux sécu­risé, de la Pologne au Maroc. En 2004, l’association fait un déplace­ment décisif au Portugal. Les auto­rités les attendent avec deux bâti­ments de guerre pour empêcher leur voilier de s’approcher du pays. Des canons contre l’avortement, le sym­bole est fort. Les médias s’en sont vite saisis, permettant aux actions de Women on Waves de gagner en visibilité.































L’association reçoit alors des mil­liers de mails de femmes appelant le voilier à venir dans leur pays pour les aider à avorter. Très vite, Rebec­ca Gomperts comprend la portée d’Internet et lance Women on Web. Un organisme qui vise également à aider des femmes à avorter mais via Internet et les services postaux.

Sur le site, tout y est : des explica­tions détaillées sur la façon de prati­quer un avortement médicamenteux aux conseils pour berner les phar­maciens et obtenir les médicaments appropriés. Et, au cas où la super­cherie échoue, un formulaire pour se les faire envoyer par courrier. L’association va, en effet, jusqu’à fournir le traitement aux femmes qui le demandent.






Médicaments par voie postale



À l’intérieur du paquet, un peu plus épais qu’une lettre classique, des cachets de Misoprostol et de Mifepristone. Le premier est pres­crit en cas d’ulcère ou de problèmes gastriques, le second vise essen­tiellement à provoquer une fausse couche. Associés ils ont pour effet de mettre fin à la grossesse avec près de 97% de taux de réussite sans complications.


Ces envois postaux concernent la majorité des quelques 8 000 demandes mensuelles reçues par l’association. Pour y répondre, une vingtaine de bénévoles comme Leticia, installés à travers le monde entier. Quand elle répond par mail, la jeune Brésilienne ne donne pas son nom de famille. Elle évite même de donner son prénom, préférant parler de « nous », comprendre « Women on Web ». « C’est la politique de l’association.» Une façon de se protéger d’éventuelles poursuites judiciaires pour avoir aidé des femmes à avorter. « Mes amies brésiliennes avaient très peur qu’on en parle au téléphone, redoutant que nous ne soyons sur écoute. Au­jourd’hui, prononcer le mot avorte­ment au Brésil est presque un crime. Les femmes qui avortent risquent deux ans de prison, les personnes les ayant aidées cinq. Avec la mon­tée des évangélistes, des médecins et des infirmières se sont retrouvés avec des menottes », explique Leticia.





 « Parfois, elles veulent nous raconter leurs histoires. 
Parfois, elles préfèrent en dire le minimum »





Conserver l’anonymat, c’est aussi une façon pour les bénévoles de garder une certaine distance avec les femmes qui font appel à leurs services. Celles qui sollicitent les bénévoles peuvent également masquer leur identité, au moins jusqu’au moment où elles demandent à recevoir les médicaments. « Nous ne demandons pas beaucoup de détails personnels aux femmes qui nous contactent. Parfois, elles veulent nous raconter leurs histoires. Parfois, elles préfèrent en dire le minimum », raconte Leticia. Souvent, la prise de contact est laconique. « J’ai déjà reçu des mails sans rien dans le corps du message, uniquement un objet du type : ‘j’ai besoin de votre aide’. » Anonymat et concision, deux procédés utilisés par pudeur, par peur de se faire piéger sur des sites malveillants – certains leur font payer 600 € une boite d’aspirine – ou bien pour éviter d’être démasquées par les autorités ou par leurs proches.






Des bénévoles formés



Avant de pouvoir conseiller des femmes depuis son clavier, Leticia a dû suivre une formation dispensée par deux personnes de l’association. Pendant un mois, elle rencontrait tous les jours via Skype Rebecca Gomperts et Hazal. Des sessions pendant lesquelles elle s'entraînait à répondre aux demandes sur des cas classiques, puis sur des cas plus compliqués à gérer. En temps normal, la préparation est plus étalée : une année d’entrainement à raison de quatre heures par semaine.


Hazal, elle, est Turque. Elle est devenue bénévole pour l’association il y a trois ans. En Turquie, l’IVG est légale depuis 1983. Pourtant, y accéder est compliqué. « A Istanbul, tous les médecins n’acceptent pas de pratiquer des avortements. Et puis, il y a seulement deux hôpitaux publics pour 15 millions d’habitants. Sinon, il faut faire appel à des cliniques privées, des établissements où l’avortement coûte 1000 € environ », explique Hazal. Un coût bien plus élevé que le don de 90 € demandé par Women on Web. D’autant plus que « les femmes qui ne peuvent pas payer reçoivent quand même le médicament », précise Leticia. C’est le cas de près d’un tiers d’entre elles.





« Plus de 30% des enveloppes

sont retenues de 5 à 7 semaines »





Le site est, désormais, traduit en douze langues. Les pays où il y a le plus de demandes ? La Pologne, l’Irlande et les Etats d’Amérique latine. « Nous recevons même des mails d’Italie ou de France, de femmes qui ne savent pas vers qui se tourner ou qui n’ont pas de papiers et craignent de se rendre à l’hôpital », raconte Hazal. Dans les pays où l’avortement est autorisé, les bénévoles orientent les demandeuses vers des hôpitaux appropriés. « Notre but n’est pas de faire concurrence aux structures déjà existantes dans les pays. Nous essayons de collaborer avec les services de santé, les associations sur place », clarifie Leticia.


Dans certains pays, le site est bloqué. C’est le cas en Iran et en Chine par exemple. Les bénévoles trouvent des moyens détournés pour le rendre tout de même accessible dans ces pays. Autre entrave à leur objectif : les douanes. « Les autorités arrêtent souvent les paquets de médicaments au Brésil et en Irlande. Plus de 30% des enveloppes sont retenues de 5 à 7 semaines. Il y a donc un risque que le délai d’avortement soit dépassé », avoue Leticia.






La barrière de l’accès à l’Internet



Beaucoup de femmes mettent en place des astuces pour accéder à leur paquet sans être repérées, le faire envoyer chez une amie, à un poste relais, aller le chercher dans un pays voisin. Selon Leticia, « les Irlandaises font parfois livrer les paquets en Irlande du Nord ou en Grande-Bretagne et elles vont les chercher là-bas ».

Hazal et Leticia connaissent par cœur les délais de livraison des divers pays. « Aux Philippines, les postes mettent deux à trois semaines à livrer. Il faut prendre ça en compte. En Arabie Saoudite ça marche bien par contre. En Afghanistan, aussi, les services de poste fonctionnent bien. Mais il faut que les femmes aient accès à Internet, or c’est assez rare. Cela rend notre association un peu élitiste », résume Hazal. C’est d’ailleurs l’une de leurs craintes : que seules les femmes les plus riches, celles qui ont accès à Internet, puissent les contacter.


Autre problème du web : l’impossibilité de vérifier les informations données par les demandeuses. En temps normal, Women on Web n’envoie pas de médicaments quand les femmes sont enceintes depuis plus de douze semaines. Mais difficile d’être certaine à 100% de l’avancement de leur grossesse, de leur état de santé, des contre-indications quant aux médicaments envoyés. « Tout repose sur la confiance et sur l’instinct de survie des femmes. Elles sont responsables et ne tiennent pas non plus à y laisser leur vie », note Hazal. Bien sûr, un processus de vérification est mis en place. « Les femmes doivent remplir un questionnaire médical sur les pathologies qu’elles ont eu. Et, s’il y a un risque on demande qu’elles nous envoient l’échographie. Après, un médecin étudie la question », explique Hazal. « On les recontacte un mois après pour savoir si tout s’est bien passé et avoir les résultats. Certaines parlent, d’autres coupent tous les contacts avec nous », poursuit-elle.






"Vous finirez en enfer "



Mais l’association 2.0 a aussi des détracteurs autres que les autorités. « Parfois, des gens nous écrivent pour nous dire que nous finirons en enfer. Il est déjà arrivé que des femmes que nous n’avons pas pu aider, car la durée de la grossesse dépassait les douze semaines, nous envoient des messages haineux de ce type », raconte Leticia.


La pratique ne plaît pas non plus à certains médecins. « Je trouve cela très dangereux. Les médicaments délivrés ne sont pas anodins. Il y a des risques d’hémorragies, d’infection. Cela nécessite un suivi médical », explique Chantal Cornelie, gynécologue à Paris. « Dans les pays où ce suivi n’est pas possible, c’est encore plus dangereux, ils ne peuvent pas vérifier si la femme fait une grossesse extra-utérine ou l’avancée de la grossesse ». En France, la délivrance de ce médicament est très encadrée. Il n’est par exemple pas délivré au delà de sept semaines d'aménorrhée.






 « Les noms de certaines femmes que j’ai aidées

restent gravés dans ma mémoire »





Malgré tout, les bénévoles de Women on Web reçoivent beaucoup de mails de remerciements. « Pour se motiver entre bénévoles nous avons une page où nous recensons tous ces mails de femmes reconnaissantes de notre travail », explique Hazal. Et il leur faut bien ça. Certains jours, en lisant les messages, les larmes leur montent aux yeux. Surtout au début de l’expérience Women on Web. « Nous avons souvent des cas de femmes violées », raconte Leticia. Ce type d’histoires marquantes et les femmes qu’elles ne peuvent pas aider sont les plus dures à vivre pour les deux bénévoles. « Les noms de certaines femmes que j’ai aidées restent gravés dans ma mémoire trois ans après. Souvent, ce sont celles dont les récits sont les plus tragiques », avoue Hazal. Des lambeaux de vie qui les empêchent parfois de s’endormir le soir.


Pourtant, les deux bénévoles ne se voient pas arrêter Women on Web. Pour Hazal, « c’est une expérience intense. Là j’ai l’impression de changer la vie de dizaines de personnes tous les jours ». Et quand on leur parle des risques, de femmes qui pourraient décéder en suivant leurs conseils, Leticia répond : « Quand je vois que des femmes meurent à cause d’avortement sauvages, je me dis que je vais continuer. Je sais que ce n’est pas une solution idéale, mais c’est toujours mieux que de faire ça avec un cintre ».



Par Marine Haag et Angèle Guicharnaud


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 Rebecca Gomperts sur le voilier de Women on Waves. L'image a été tirée du film Vessel, un documentaire réalisé par Diane Whitten en 2014 et consacré à l'association. 

Avortement

sans frontières

Par Marine Haag et Angèle Guicharnaud

Législation sur l'avortement dans le monde

En Pologne, les bénévoles de Women on Web et Rebecca Gomperts, la fondatrice de l'association, n'ont pas reçu un accueil chaleureux.